JUSTE QUELQUES LIGNES POUR CEUX QUI SONT PRESSÉS. (C’est dommage : dans la suite du texte, on aperçoit des feuilles de marronniers transgéniques, une mise page digne d’un interrogatoire de polar américain, des chiens comblés, des Shéhérazades inspirés)
Intéressant pari que d’illustrer les Contes de la bécasse de Maupassant. C’est en tous cas celui que lança le génial Maximilien Vox à Pierre Falké au tout début des années 30. L’illustrateur l’accepta et triompha ! L’entreprise, pour être légitime, demandait une sacrée dose de jugeote. En effet, sous le prétexte d’un vieux baron qui ne pouvait plus aligner deux pas sans crier aïe, mais qui refusait de se priver de ses diners de chasse, Maupassant réinterpréta le gage culinaire par le truchement d’une tête de bécasse que le bonhomme, comme le veut la tradition « fixait sur une épingle, piquait l’épingle sur un bouchon, maintenait le tout en équilibre au moyen de petits bâtons croisés comme des balanciers, et plantait délicatement cet appareil sur un goulot de bouteille en manière de tourniquet ». « Et le baron, d’un coup de doigt, faisait vivement pivoter ce joujou ». La tête finissait par s’arrêter, désignant du bec l’un des convives à qui revenait la joie gourmande de boulotter à lui tout seul toutes les délicieuses têtes des bécasses offertes au diner. Pour dédommager l’assistance, le veinard se devait de raconter une histoire. Ce gage devenait donc le fil conducteur du recueil de la même manière qu’en 1970 le gage du morceau de pain tombé dans la fondue deviendrait sous la plume de Goscinny celui d’Astérix chez les Helvètes. Ce fil conducteur permettait à l’écrivain de coudre de fil blanc des histoires aux thèmes et aux registres très différents, fil blanc que l’illustrateur allait devoir interpréter par l’image.
COUVERTURES DES CONTES DE LA BÉCASSE PAR FALKÉ |
![]() |
COUVERTURES DE ROBINSON CRUSOÉ |
Les couvertures de cette édition sous emboitage méritent un petit paragraphe. Reprenant la composition virtuose de la jaquette qu’il fit pour le Robinson Crusoé que Jonquières publia en 1926, Falké a créé deux maries-louises de verdure au milieu desquelles émergent des fougères. Des hauteurs tombent des feuilles qui sembleraient plutôt avoir poussées dans les pays chauds, mais on dira – parce que, bibliophile et non botaniste – que ce sont des feuilles de marronniers génétiquement transformés avant l’heure. De la même façon qu’il avait placé dans sa composition pour Jonquières, une chèvre, un canoé, quelques outils et un coffre ouvert, autant d’indices qui rappellent le texte de Defoe, Falké adosse aux troncs des Contes, fusils, gibecière, cor et poire à poudre. C’est rendre hommage à la logorrhée cynégétique qui a largement enrichi la littérature française et dont les porte-paroles vont de Crac à Tartarin en passant par les invités du baron des Ravots qui nous occcupent présentement. En quatrième de couverture du Defoe, Robinson apparait dans toute sa splendeur de naufragé débrouillard tandis que sur celle du Maupassant, une bécasse en deux coups d’ailes, traverse une trouée ménagée dans le taillis touffu. Ils ne nous regardent pas. Seul, un toutou, immobile, nous fixe sans détours.
![]() |
MAUPASSANT, MATHO, UN CONTEUR, SON CHIEN |
Le détail est de taille quand on sait quelle place le chien tient et dans les textes de Maupassant et dans les illustrations de Falké. On sait bien que l’écrivain eut toujours autour de lui une petite ménagerie qui accueillit Mathô, le chien de ses jeunes années avec qui il chassait et nageait, puis, qui hébergea poils et plumes : Paf(f), Piroli, puis sa fille Pussy, un singe et ce perroquet polisson qui s’exclamait à chaque entrée d’une femme dans sa maison d’Etretat : « Bonjour, petite cochonne ! ».
LA MAITRESSE DE PIERROT |
corniaud sans histoires est jeté dans un puits. On est glacé devant les choix successifs de sa maitresse qui, à un moment donné, prise d’un remords passager va nourrir Pierrot de morceaux de pain lancés de haut du trou. Le chien désormais invisible aux protagonistes et au lecteur aboie gaiement à l’arrivée de l’horrible dame, ne voyant que le bienfait, ne pouvant imaginer le méfait. Le présupposé de Maupassant dans cette nouvelle se retrouve parfaitement illustré dans une affiche récente concoctée pour la Fondation 30 millions d’amis, montrant un chien abandonné au regard tendre et étonné, ayant pour slogan « J’ai tellement peur que mon maître se soit perdu… ». Il faut bien reconnaître que « Maupassant est secourable à tous ceux de ses semblables que tenaillent les fatalités physiques, les cruautés sociales et les criminels hasards de la vie, mais il les plaint sans les estimer et sa bonté observe des distances. Par contre, le pessimiste a pour les animaux, que dédaignèrent les Évangiles, toutes les tendresses bouddhistes. Quand il plaint les bêtes qui valent mieux que nous,
![]() |
MAUPASSANT CYNOPHILE |
leurs bourreaux, quand il plaint les créatures élémentaires, les plantes et les arbres, ces êtres exquis il s’abandonne et il épand son cœur. Plus la victime est humble et plus généreusement il épouse sa douleur. Sa compassion est infinie pour tout ce qui vit misérablement, se débat sans comprendre, « souffre et meurt sans parler».» [2]
![]() |
QUELQUES-UNS DES CULS-DE-LAMPE |
![]() |
LAURA Preminger – UN FILS Maupassant – QUI A TUE VICKY LYNN Humberstone |
Épatants Contes de la bécasse tout de même. Et quel astucieux choix de titre. Sur le bec effilé d’une seule bécasse, Maupassant épingle ses nouvelles pour la plupart aux antipodes les unes des autres, comme autrefois les billets de crédit de monsieur le maire, monsieur le curé et la vieille Marie se côtoyaient sur le pique de l’épicier. On y retrouve les dadas de Maupassant, les amours bancales, la Normandie farceuse, le fantastique, la mer, la nature, la chasse, la cuisine. Des correspondances s’établissent, improbables, comme entre Ce cochon de Morin et Saint-Antoine qui tend à vérifier de manière inédite que « tout est bon dans le cochon ». Idem pour ce qui est des amours immortelles dans La rempailleuse et le Testament, des blagues potaches dans Un normand et dans Farce normande. Le lecteur ne peut que s’en réjouir ; l’illustrateur,au contraire, a dû être tenté de s’arracher les cheveux. Certes, il a illustré chaque conte au plus juste par de larges vignettes et des lettrines élégantes. Mais comment créer une unité à ce méli-mélo littéraire? Falké saisit le problème par la racine et décida de prendre en sandwich chaque histoire, entre le portrait du conteur et un cul de lampe bécassier. Par ce choix, il lia indéfectiblement les histoires les unes aux autres. Et comme si cela ne suffisait pas, il choisit une mise en scène identique et cinématographique pour les portraits. Chaque narrateur semble avoir été placé, comme dans les meilleures scènes d’interrogatoires des films noirs d’Hollywood, face à une source lumineuse de très grande intensité. Le personnage se retrouve ainsi projeté vers nous par une ombre tranchée qui le détache de la surface plane du papier. Mais à la différence de Laura et de Frankie Christopher, l’impresario de Vicky Lynn, nos compères supportent parfaitement ce traitement de
![]() |
CONTEURS EN PLEINE ACTION |
choc, savourant sur le bout de la langue le goût persistant des têtes de bécasses, laissant se consumer entre les doigts une pipe ou un cigare allumé. Certains sont saisis tellement sur le vif qu’on a l’impression qu’ils sont en plein milieu d’une phrase : la bouche est entr’ouverte, la main en mouvement. Ces Shéhérazades modernes obéissent de bon cœur à leur sultan et amphitryon qu’ils satisfont pleinement, réjouissant par la même occasion les lecteurs que nous sommes. Invariablement, Falké a flanqué chaque conteur d’un chien. Qu’il soit de race ou de sang mêlé, au poil ras ou moutonneux, élancé ou pot à tabac, le chien du
conteur apparait comblé : il lèche la main de celui-là, se fait caresser par ces autres-là, roupille dans le bras d’un fauteuil ou sous l’assise protectrice d’une chaise, s’épouille sans gêne ou halète, la babine remontée dans une ébauche de sourire. De quoi venger tous les Pierrot, et autres cabots martyrisés dont Maupassant rappela les vies de chien. L’écrivain, le 2 juin 1881 dans le journal Le Gaulois, relayait l’appel de la SPA à créer un «asile pour les bêtes». «Ce serait là une espèce d’hospice où les pauvres chiens sans maître trouveraient la nourriture et l’abri au lieu du nœud coulant que leur réserve l’administration ». Guy de Maupassant finira lui dans un « asile pour bêtes », la clinique du docteur Blanche, installée depuis 1846 à Passy, dans l’ancien hôtel de la princesse de Lamballe qui en quelque sorte annonçait la destination prochaine de sa maison en perdant la tête, tranchée en 1792 et baladée au bout d’une pique.