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Benjamin, Le grand chemin de la postérité. Les Gens de lettres |
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Le Roi-Poire |
Il s’en est pourtant fallu d’un cheveu d’écrivain romantique que Benjamin ne puisse pas s’exprimer. En effet, alors que Louis-Philippe accède au pouvoir, la photographie se met à rafler le marché du portrait « sérieux ». Mais le procédé reste cher et la presse tire la langue au moment de l’utiliser dans ses colonnes. Or, Louis-Philippe première mouture, entendez le Louis-Philippe du début de la monarchie de Juillet, laisse en liberté les principes libéraux. La photo gagne toujours de plus de terrain, mais les dessinateurs insousciants s’en donnent en coeur joie et le Roi-Poire fait florès. Et puis c’est l’attentat de Fieschi. Les boulons de la censure sont resserrés. A la « machine infernale » du corse, on compare bientôt la « caricature », cette terrible arme politique toujours chargée à l’encre. On ne peut donc plus croquer l’homme politique. Qu’à cela ne tienne, Daumier va bouffer du bourgeois tandis que Roubaud s’empare des trombines des auteurs et des acteurs. On sait que ces coups de
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Kuniyoshi se fiche de la censure |
sévérité étatiques ont pu parfois stimuler l’imagination des artistes. Il suffit de parcourir les estampes de Kuniyoshi (2) pour s’en convaincre. Quand en 1840, de l’autre côté de la planète, le shogun louisphilipardisé – à moins que ce ne soit Louis-Philippe qui ait tourné japonard – promulgue l’interdiction de représenter les trop scandaleuses courtisanes, puis les sulfureux comédiens, le maitre de l’estampe japonais contourne la difficulté en peuplant ses compositions de chats, d’oiseaux et de poissons en kimonos minaudant aussi bien, voire mieux, que les vedettes interdites d’image. Comme Roubaud, il élabore un modèle reconnaissable entre tous. Il humanise ses animaux au point que l’on se surprenne à reconnaitre entre les moustaches et derrière les touffes de poils des attitudes familières, des accès de dédain, de gourmandise, de contentement.
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Le beau c’est le laid |
en tête de laquelle cavale un jeune et chevelu Victor Hugo. La jambe tendue, la pointe des pieds sur le bord de l’étrier, il chevauche un Pégase à ailes et queue de dragon dignes des protégés de Daenerys Targaryen. Il brandit une oriflamme sur laquelle est inscrite : « Le laid c’est le beau ». On y reconnait le point d’orgue de la préface de Cromwell : « Le laid existe à côté du beau, le difforme près du gracieux, le grotesque au revers du sublime, le mal avec le bien, l’ombre avec la lumière. » Paul Lafargue, gendre de Marx – Karl, pas Groucho – et fondateur avec Jules Guesde du Parti ouvrier français, affirmait qu’Hugo « se signait dévotement devant la formule sacramentelle du romantisme : l’art pour l’art et [que] quand il était besoin d’éveiller l’attention publique il tirait des coups de pistolet : le beau, c’est le laid est le plus bruyant de ses pétards. » (3)Benjamin ne dit-il pas la même chose en dessinant un Hugo reconnaissable au premier coup d’œil, grand front, sourcils froncés, bouche crispée. Il faudra attendre qu’Hugo devienne grand-père gâteau pour qu’une autre image détrône celle-ci. Mais Benjamin qui mourra jeune, ne sera plus là pour redessiner sa nouvelle enveloppe.
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Théophile Gautier |
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Dumas VS Huggy les bons tuyaux |
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la taille de « Guêpes » de Karr |
L’ Armée Romantique qui le suit brinqueballe furieusement. A la base de la queue de l’hippodragon est assis Théophile Gautier, un peu cracra, le cheveu filasse et bien moins domestiqué que sur le beau tableau d’Auguste de Châtillon peint dans les mêmes années. Alors que Gautier se fait soigneusement prendre en photo de face et la bouche fermée, Benjamin le croque volontairement de profil pour dévoiler ses dents en avant et son menton fuyant qui bientôt disparaitra dans une barbe fournie. A plusieurs volets de là, allongeant le pas, chargé comme un baudet, Alexandre Dumas, une dégaine à la Huggy les bons tuyaux, la sveltesse bien loin de l’embonpoint des dernières années, tente de les rattraper. Eugène Sue, Lamartine, la tête dans les nuages et un faux air de Chateaubriand, « livré à ses méditations politiques, poétiques et catholiques », Sue, Balzac, Janin, Paul de Kock, Alphonse Karr avec une taille de Guêpes, et tous les plumitifs, vaudevillistes et journalistes de l’époque, à pied, à cheval ou en voiture à vapeur s’échinent à ne pas se faire distancer.
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Benjamin, Le grand chemin de la postérité.Les comédiens |
On frise ici un joyeux n’importe quoi que la deuxième procession, celles des comédiens, vient accentuer encore. Sur celle-ci, Benjamin a bien tenté d’ordonner les idoles des planches parisiennes en six tableaux : la Tragédie, la Comédie, le Drame, le Mélodrame, le Cirque-Olympique et les Champs-Elysées. Mais l’essai a viré au fiasco. Ici, ça se hurle dessus, ça se bouscule, ça se menace, ça se crêpe le chignon, ça gesticule. Quant à Rachel qui mène le cortège sur un char digne de l’entrée de Jules à Rome, elle écrase « ses rivales, marche à la postérité, triomphante, adulée, couronnée ». En fin de manif, le mime Debureau lui-même, dans sa tenue de Pierrot lunaire, semble s’égosiller tant il tend haut unefeuille de route signée par Jules Janin. Seul peut-être le grand écuyer Baucher, engagé par les Franconi depuis quelques temps au cirque des Champs-Élysées, semble interdit. Connu pour ses présentations de chevaux admirablement dressés, « stupéfiant les spectateurs par la précision avec laquelle il les montait », c’est à son tour d’être stupéfié : Benjamin lui a fait le truc de la Petite Sirène : son cheval se retrouve avec des gambettes de petit rat de l’Opéra, tandis que lui se voit flanqué de deux antérieurs de cheval.
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Baucher |
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Ca se hurle dessus, ça se bouscule, ça se menace, ça se crêpe le chignon |
Ces deux panoramas énervés qui se déplient en accordéon sont protégés par des chemises vertes moirées, frappées de lettres d’or. L’impression sage qui s’en dégage ne fait qu’intensifier le capharnaüm intérieur. On imagine que chaque personnage retient son souffle, attendant pour s’animer que nous déployions la longue feuille de papier. C’est comme si les portraits-charge de Benjamin avaient compris de travers les règles du 1, 2, 3 soleil, se figeant quand le maitre du jeu ne les regarde pas et s’affolant quand il se retourne pour les détailler.
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Benjamin, un air de Musset? |
Benjamin est mort à l’âge de 36 ans, en 1847. « C’était un homme de taille moyenne, très chevelu, portant la barbe à la Musset; il avait un énorme front avançant, des yeux vifs et pleins de malice. On se demande pourquoi ce créateur a pu être si totalement oublié. Il y a là une réparation à faire, car l’art de Benjamin représente le départ de toute une pléiade du Charivari, de l’histoire de la caricature et de ceux qui continuent à faire comprendre que le portrait charge est plus artistique et plus ressemblant que la plus belle des photos, qui fige toujours son modèle à l’heure, à la minute de sa pose » (1) © texte et illustrations villa browna / Valentine del Moral
Le grand chemin de la postérité. Les Gens de lettres
Paris, Aubert et cie, [1842]. Frise dépliable en six panneaux.
Reliure éditeur in-4 carré, en percaline moirée verte. Un léger accroc à la première de couverture. Usures aux coins et charnières.
La planche la plus célèbre. L’Armée Romantique y est menée par Victor Hugo chevauchant un pégase à queue de dragon en brandissant une bannière sur laquelle est inscrite : « Le laid c’est le beau ». A sa suite, marchent Théophile Gautier, Cassagnac, Francis Wey et Paul Fouché, puis Alexandre Dumas, Eugène Sue, Lamartine, Eugène Scribe, Soulié, Balzac, Jules Janin, Paul de Kock, Charles Desnoyer, Alphonse Karr, etc…
Le grand chemin de la postérité. Les comédiens.
Paris, Aubert et cie, [1853]. Frise dépliable en six panneaux. Tâche claire en bout de frise.
Une des planches les plus rares. S’y côtoient emmenés par Rachel, les chantres de la tragédie, la comédie, le drame, le mélodrame, le cirque-Olympique et les Champs-Elysées.
(1) in Commedia- Numéro du mardi 9 Août 1927. Par A. Grels-Mick.
(2) www.petitpalais.paris.fr/fr/expositions/fantastique-kuniyoshi-le-demon-de-lestampe