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Mais puisqu’on vous dit que c’est « sans danger » |
Avez-vous un os en travers de la gorge ? Pas de panique, c’est fastoche, on va vous le retirer à la lumière d’une bougie en le poussant « dans l’estomach avec une éponge montée sur une tige de baleine, renfermée dans un boyau de mouton ». Un petit abcès à la gencive? Ils vont arranger ça… « C’est sans danger » comme dirait Laurence Olivier à Dustin Hoffman dans Marathon Man.
Mais si vous avez reçu un coup d’épée, une balle de mousquet, il faudra peut-être bien vous allonger sur le billard et montrer vos tripes aux spectateurs. Véritable spectacle au début du XVIIIe s, les représentations d’opérations chirurgicales sont alors souvent publiques. Avec un peu de chance, votre cas fera l’objet d’une communication dans les Mémoires de l’Académie Royale de Chirurgie. Si vous ne survivez pas à l’opération, votre famille pourra toujours attaquer en justice le chirurgien et votre histoire sera peut-être publiée dans les Causes célèbres et intéressantes.
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Deux Best-sellers du XVIIIE s. |
La littérature chirurgicale illustrée est à l’époque lue avec avidité par les patients en puissance. Les rois du bistouri y publiant leurs avancées, y dévoilant leurs techniques, en retirent de la gloire et étoffent leur clientèle. C’est tout « bénef » ! Alors que la publication à partir de 1743 des Mémoires de l’Académie Royale de Chirurgie est largement plébiscitée, il est frappant de constater que l’autre best-seller de cette moitié du XVIIIe s. ressemble, dans sa structure et dans son foisonnement d’anecdotes, comme deux gouttes d’eau aux Causes célèbres et intéressantes avec les jugemens qui les ont décidées recueillies le sieur Gayot de Pitaval qui tâta tour à tour du séminaire, de l’armée, du barreau puis du ruisseau dans lequel il tomba sans espoir de se relever.
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Best-sellers du XVIIIe siècle |
La diffusion des savoirs chirurgicaux au fil du XVIIIe siècle est bientôt freinée par l’Académie, celle-la même qui l’a favorisée : elle passe au crible toujours plus fin les textes communiqués, elle contrôle l’information chirurgicale, en un mot elle censure et met des bâtons dans les roues des publications rivales lorsqu’elles pointent le bout de leur page de titre. Les Causes célèbres, elles, se verront progressivement éclipsées par la presse judiciaire qui vit le jour dès le début du XIXe s.
Mais en ce milieu du siècle des lumières, ces deux poids lourds de l’édition sont au firmament. On s’arrache les Mémoires qui fourmillent d’expériences vécues, de traités, de témoignages, de planches dépliantes à la fois fines et explicites qui captivent jusqu’au lecteur du XXIe siècle. Les Causes empilent les faits, les anecdotes, les questions des accusateurs et les réponses des vilains messieurs et des blanches colombes. Gayot de Pitaval, l’inventeur du concept des Causes célèbres aimait à l’évidence compiler. Déjà en 1729, dans L’art d’orner l’esprit en l’amusant, il avait emmagasiné bons mots et historiettes de l’acabit de celle-ci : « un peintre qui avait de forts beaux tableaux avait des enfants laids: on lui demanda la raison de cette différence:
Airbag lingual |
c’est que je fais, répondit-il, mes tableaux le jour et mes enfants la nuit. » Il se régala à parsemer les volumes des Causes de procès tous azimuts. On suit des cas de sorcellerie « comme si on y était », dont l’affaire de la possession des Ursulines de Loudun et l’affaire Louis Gaufridy, toutes deux traitées bien différemment par Michelet dans La sorcière. On sait que l’épilepsie fut longtemps décryptée comme un signe évident de diablerie bien que des personnes éclairées, dès le XVIe s., le médecin Jean Wier par exemple, affirmèrent qu’il suffirait d’un peu de médecine et de bon sens pour expliquer bien des possessions. Il fut pour cela violemment fustigé. L’éminent juriste et économiste Jean Bodin (1529-1596), qui se piquait de démonologie, le traita de « mage démoniaque », tandis que jésuite espagnol Martín Antonio Delrío le surnommait « Wierus hereticus ».
Dans les pages consacrées à l’épilepsie dans les Mémoires, il n’est plus question de démontrer la possession, mais plutôt de soulager les crises. On recommande l’emploi d’un appareil empêchant de se couper la langue. Les crises d’épilepsie à répétition d’une demoiselle de 15 ans, racontées par le menu, permirent au docteur Pibrac, opposé à l’abus de sutures, de mettre au point son engin. Une planche dessinée avec précision montre le bridon de fil et de rubans destiné à retenir « une petite bourse de linge fin pour loger exactement la langue » aisée à nettoyer « avec un pinceau trempé dans le vin miellé ». L’airbag lingual était né.
Martin Guerre d’ADN |
avoir une dent contre la vérole |
Mettre en parallèle les deux séries d’ouvrages stimule. On s’interroge, on s’étonne. Parfois, elles se répondent de façon surréaliste, ce qui n’est pas pour nous déplaire. Côté Mémoires, on s’applique à réduire les hémorragies dues à l’arrachage des dents. Foucou, dentiste bricolo, met au point un appareil destiné à maintenir la charpie sur le trou pratiqué, tout en laissant la salive et la parole s’écouler. Côté Causes, on suit la plainte d’une gourgandine, Marie-Anne Autou, vérolée jusque au trognon et sur les muqueuses de la gorge. Elle attaque le sieur Guillaume de la Roquette, chirurgien, qui lui avait conseillé d’avaler le « Grand remède », autrement dit du mercure. Ah pour ça, les symptômes ont disparu mais par la même occasion, « la bouche de Marie Autou en a été toute démeublée ». L’Autou est furieuse et en chuintant à travers ses gencives orphelines, elle demande réclamation. On lui faire comprendre qu’elle n’avait qu’à pas commencer et que « si elle a la bouche bridée, c’est parce qu’elle n’a pas su mettre la bride à sa passion qui lui a causé un mal funeste ». Ne nous inquiétons pas pour la dame qui aura sûrement trouvé à rentabiliser son absence de dents…
qui laissent s’échapper de la plaie béante leurs jolis tendons serpentins hypnotise. L’auriculaire du XVIIIe s. parait presque plus réel que le nôtre dans lequel bat un sang régulier. Le panégyrique des machines pour « prévenir et guérir la courbure de l’épine » atteinte de scoliose se mesure à l’éloge des forceps et autres « tire tête à double croix » imaginé par M. Baquié maître-es-arts, si bien conceptualisé par M. Ingram dessinateur de l’académie que « les couteliers pourront l’exécuter dans la plus exacte précision » et les obstétriciens s’en servir sur d’infortunés futurs nourrissons.
tire-tête de compétition pour futur nourrisson |
Côté plaidoiries, on passe en revue des cas d’impuissance, de bigamie, d’assassinat de conjoint, de conspiration de lèse-majesté, de procès d’inconnus-au-bataillon à celui de la bergère de Domrémy, d’hermaphrodisme. « Le lecteur découvrira donc les aventures d’Angélique de la Motte, du chanoine Rafanel et de Marguerite Malaure, soupçonnés, à tort ou à raison, d’être des hermaphrodites, état gênant en lui-même, mais a fortiori sous l’Ancien Régime, peu porté à la tendresse envers les exclus de tout poil. »
code noir |
En effet, parfois, on frise avec l’Histoire avec un grand H. On note la demande de recouvrement de liberté « par un Noir venu sur le territoire français ». Gayot en profite pour faire reproduire le « Code Noir, ou Edit du Roi servant de règlement pour le gouvernement, et l’administration de la justice et de la police des Isles françoises de l’Amérique », de mars 1685 qui est appliqué avec plus ou moins de réussite aux Antilles en 1687, puis étendu à la Guyane en 1704, à La Réunion en 1723 et en Louisiane en 1724. C’est comme si dans un « Paris Match » de 1981, on trouvait côte à côte le récit palpitant de l’enterrement de vie de garçon du prince Charles, petite mort sociale en soi qu’il serait de bon ton d’abolir, et le texte in extenso de la loi portant abolition de la peine de mort. Du côté des Mémoires de chirurgie, on ménage de la place pour le texte du docteur Henri François le Dran (1685-1770) qui le premier a compris que le cancer débute localement et s’étend ensuite vers les ganglions lymphatiques. Cette théorie issue des observations des cancers de la peau et du sein fut capitale. On préconisa désormais une large excision de la tumeur et des ganglions lymphatiques axillaires. Observation et ablation bataillèrent ensemble contre le mal que Le Dran stigmatisa au travers de plusieurs cas dont celui de la femme d’un cocher qui, alors qu’on venait à peine de lui enlever un premier sein et qu’on lui conseillait l’ablation du second, se sentit « assez de force pour supporter tout de suite l’amputation de l’autre mamelle, … son courage y détermina, on fit sur le champ la seconde opération ». Depuis huit ans que les faits avaient eu lieu, la vaillante bonne femme vivait guérie.
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(Hergé est partout… même dans les Mémoires de chirurgie qui présentent les aïeux de Rastapopoulos) |
Dès la fin du XVIIIe s., les ça ira, ça ira révolutionnaires changèrent bien des choses dans l’une et l’autre discipline, ouvrant les vannes de ce qu’on appellera longtemps le progrès. Mais il ne faudrait pas croire que ces éditions soient obsolètes. Au contraire. Le goût de l’anecdote qui a colonisé les volumes que nous feuilletons, a fini par recevoir ses lettres de noblesse et pour cause. Grâce à lui, c’est la vie, la vraie, que nous lisons au fil des pages. Fi des romans, des histoires morales, des pièces de théâtre qui fabriquèrent un quotidien artificiel. Les Causes célèbres et les Mémoires nous offrent un voyage rafraichissant dans le temps, N’est-ce-pas épatant de se rendre compte que le « garde-chasse [qui] reçut un coup de fusil, dont la balle lui perça le scrotum de part en part et endommagea le testicule gauche […] avait selon toute apparence les bourses pendantes, car le dedans de la cuisse gauche était entamé, par le trajet de la balle, de l’épaisseur d’un écu » à savoir, à trois travers de doigt plus bas que la blessure de scrotum. N’est-ce-pas étonnant de suivre les tenants du procès concernant un « soufflet donné à une jolie femme ». « L’action parut très brutale parce que cette femme était très jolie » et accessoirement enceinte. Ce qui permet à Gayot de nous faire partager quelques réflexions. « Une femme [enceinte] fut-elle souillée du parricide le plus affreux, est respectée par la Justice elle-même, qui suspend son glaive pendant qu’elle est grosse ». Et de déraper sur une royale anecdote qu’il glisse en note, et qu’à notre tour nous ne résistons pas à reprendre. « La reine d’Espagne, fille de Monsieur, épouse de Charles second donna un soufflet à la camarera Major qui avait tué ses perroquets parce qu’ils parlaient anglais ». La camarera était fort bien née, fille et petite-fille de Grands d’Espagne qui vinrent taper du pied, frétiller de la fraise, en un mot se plaindre au souverain. Mais quand « elle dit qu’elle avait donné ce soufflet par une envie de femme grosse, tout le monde jugea qu’ils devaient être satisfaits ».
Paris, Le Prieur et Delaguette, 1757-65.
15 volumes in-12, plein veau. Incidents aux coiffes, frottements.
Très nombreuses planches dépliables en très bon état. 4 frontispices identiques aux tomes 1, 4, 7, 10, par Cochin fils et représentant 3 personnages en habits romains dans un camp militaire. Une jeune femme à gauche, tenant à la main les Mémoires de l’Académie royale de chirurgie, en fait présent au Roi, sous le regard bienveillant d’une Minerve casquée. Le premier volume contient une dédicace au Roi signée de La Peyronie et une importante préface de F. Quesnay. En savoir plus – commander.